agir-et-reagir

3.11.06

Composer avec l’Economisme, ou Comment contrer le glissement vers un paradigme borgne

Article en réponse à B. Dugué, suite à ses deux articles :

Nouvel ordre politique : décrypter, explorer la pensée économiste http://www.agoravox.fr/tb_receive.php3?id_article=14902/

Nouvel ordre politique (II), dépasser l’économisme

http://www.agoravox.fr/tb_receive.php3?id_article=15014/




Monsieur B. Dugué,

J’ai lu avec attention vos deux billets. De très bons articles, comme toujours. Solides, documentés et qui interpellent le lecteur. Permettez moi de vous adresser mes réactions à ceux-ci, qui s’appuieront entre autres sur mes observations des discours tenus sur Agoravox.

Vous critiquez une nouvelle doctrine, l’Economisme (il serait plus juste de parler de Marchéisme comme croyance que la seule source de régulation juste vient du Marché), comme dénuée d’idéologie. Je voudrais d’abord préciser qu’en ce qui concerne les pensées économiques un horizon est posé : c’est le bien être du consommateur (1) et la préoccupation de l’allocation optimale des richesses.

Ces critères ont été repris depuis les premier libéraux jusqu’aux néo chicagoïens. Par conséquent, eu égard à l’importance de « l’utilité publique » pour A. Smith, jusqu’au principe cardinal de « l’efficience » sous Reagan, et tenant compte du fait que de tout temps le rapport entre les hommes n’est qu’un rapport de domination (2), j’en tire quelques conclusions personnelles :

1 L’Economisme comme préoccupation principale de notre politique n’est pas ipso facto dénuée d’idéologie.

2 La dilution de notre rhétorique idéologique est en fait son remplacement par une rhétorique chiffrée.

3 L’impossibilité d’évaluer certains apports à la société comme par exemple l’élévation de l’esprit critique de ses citoyens (qui permet une meilleure gouvernance par le Peuple) permet de passer à la trappe ces considérations (pour reprendre Forest Ent : « Il est normal que l’économie suive les règles de l’économie. Il est anormal qu’une société ne suive les règles que de l’économie. »). Or seules les critères d’évaluation économiques (c'est-à-dire de la comptabilité nationale) sont avancés.

3 L’impossibilité d’évaluer de la qualité de la consommation mais uniquement de sa valeur quantifiable valide le glissement vers un modèle critiquable (durée de vie moyenne des produits en chute libre, mais consommation en hausse donc appréciation positive du phénomène).

Plus généralement l’impossibilité d’évaluer les externalités (les « effets boule de neige » notamment) positives comme négatives d’ailleurs, est une critique décisive portée contre l’économisme.

4 Le plus préoccupant n’est pas tant la disparition de l’idéologie, mais le glissement de paradigme : on ne cherche plus à se prévaloir d’une idéologie, d’un objectif, d’une vision, mais uniquement de sa conformité aux préoccupations économiques, comme s’il n’y avait aucune vérité en dehors de ses chiffres (3). Le mot « politique » est devenu tabou, ou plutôt « contre productif ».

5 Enfin, il est amusant de voir qu’après s’être affranchie du besoin de se justifier par un objectif transcendant, l’économie devient elle-même un langage de domination en servant à stigmatiser (au sens sociologique du terme) les réussites et les échecs, à pratiquer un eugénisme par l’élimination physique du pauvre et son ostracisme médiatique (société de médias à la Russe), à propulser au dessus des lois certains individus (la Justice à trois vitesses décrite par un rapport récent de l’UMP), restaurant ainsi les Privilèges abolis, à détruire l’Etat par le dumping (social, fiscal) et la concurrence inter étatique, à amplifier les inégalités et à enrayer la mobilité sociale (la plus faible de l’Europe à 27), et clou du spectacle, à détruire la Démocratie en affaiblissant l’Etat via ses finances et ses lois (4).



Dès lors, les deux horizons doivent être nécessairement passés sous silence : le bien être du consommateur (5) et la préoccupation de l’allocation optimale des richesses. C’est alors une nouvelle rhétorique qui prend le dessus : le darwinisme (6), le fatalisme, l’économisme (7), le cynisme (8).

Ce qui reste ? L’impression que ce sont les asservis eux-mêmes qui vont justifier leur asservissement. Dès lors, il ne faut pas attendre une réaction du citoyen, qui doit avant de s’affranchir de l’emprise médiatique se libérer de sa volonté d’être soumis.



Ne faisons nous pas nous-mêmes une grave erreur en attaquant l’Economisme sur son point le plus fort, à savoir son manque d’idéologie ? Il me semble au contraire que sa qualité de doctrine est claire, et qu’ainsi l’Economisme prête le flanc à une critique qui se pourrait bien plus efficace et qui porterait sur ses propres principes bafoués à savoir la méritocratie (la mobilité sociale s’effondre, en particulier le France), la libre entreprise (les banques ne prêtent plus, le Droit est devenu trop complexe pour se lancer), la libre concurrence (opacité juridique et fiscale qui ne profite qu’aux grandes entreprises, cartels, ententes des prix à la hausse, abus de puissance économique notamment des distributeurs contre les producteurs et les consommateurs), le bien être du consommateur (matériel non interopérable, produits défectueux à dessein), la bonne allocation des richesses (gaspillages : selon la FAO, notre production actuelle peut nourrir 12 milliards de personnes), la maîtrise des externalités (pollution, stress, abrutissement, acculturation).

Il me semble, M. Dugué, qu’à croire l’Economisme dénué d’idéologie, nous tomberions dans le piège que vous nous avez vous-même signalé : « le citoyen se croit savant alors qu’il n’est qu’un ignorant formaté de l’extérieur par une autorité discursive qui n’a rien à faire de sa libération ».

Le discours a changé, et il n’est plus idéologique, certes. La forme « apolitique » de cette doctrine n’est bien entendu qu’un leurre pour tromper les chats échaudés.

Dans 1984, G. Orwell décrit une classe dominante qui accepte son propre désir irrépressible de pouvoir, comme fin et comme moyen de son action. Nous n’y sommes pas encore, mais nous y glissons, preuve en est le discours observé dans la bouche des partisans de l’Economisme.

Car l’Economisme contemporain est en réalité déshumanisé dans ses considérations originelles, car détaché des préoccupations humanistes et lui-même vecteur de ce cynisme ambiant (donc l’Economisme est déshumanisant). L’urgence semble être de « réhumaniser » l’ensemble du discours. Attaquer l’Economisme sur ses trahisons idéologiques permettrait par conséquent de faire d’une pierre deux coups : déplacer le débat sur le thème des valeurs et de la cohérence, et dénoncer l’œil crevé de l’Economisme (soulevons donc prioritairement les atteintes au consommateur et la mauvaise allocation des ressources).

C’est le rôle du citoyen. L’homme politique est trop occupé à faire la « pédagogie » appelée par Eric Le Boucher, à embrouiller le modèle au bénéfice de sa poignée de soutiens, et à garantir (de plus en plus difficilement) la paix sociale dans un monde où les reliquats des factions idéologiques sont encore vives (nationalistes, racistes, intégristes religieux, anarchistes, communistes, gangsters j’en passe et des meilleurs). Il n’oublie cependant pas, alors que son rôle se réduit comme peau de chagrin, de s’inventer de nouvelles missions aussi inutiles qu’onéreuses.



J’espère humblement que mon article nourrira vos réflexions.

Très cordialement,

Johan



(1) Notion utilisée en Droit de la Concurrence pour désigner la liberté de choix, les bas prix, et la qualité des produits.

(2) Qui a pris des justifications rhétoriques par le truchement du langage et des concrétisations juridiques et matérielles.

(3) (IP:xxx.x75.37.70), qui est probablement Adolphos, dit souvent que l’Economie est une « Science ». Il devrait ajouter une science « humaine », donc éminemment faillible et imprégnée de la lecture du monde de son temps.

(4) Dérégulation tendant à l’anarchie et à la loi de la jungle, alors même que l’on parle de « régulation marchande ». Le Marché produit une forme de régulation complémentaire de celle de l’Etat, et la qualité de son travail dépend de la régulation préalable de l’Etat.

(5) La liberté de choix, les bas prix, et la qualité des produits

(6) Et encore, dans le meilleur des cas ! : les néo libéraux oublient l’importance de la méritocratie dans le darwinisme « politique ».

(7) Les règles de l’économie trouvent alors leur justification dans leur propre existence : si on ne délocalise pas en Chine, d’autres le feront et nous concurrenceront.

(8) Les gens sont subjugués par l’appât du gain et n’évaluent pas au plus juste les difficultés pour atteindre l’objectif, comme les joueurs du loto ou les dealers de crack décrits dans « Freakonomics ».




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