agir-et-reagir

6.11.06


Concurrence inter-étatique et développement durable


La fin des barrières douanières, des entraves à la circulation des capitaux, et le développement de moyens de transport rapides et bon marché conduisent à une dérégulation quasi complète et préjudiciable à un développement harmonieux.

Au fil des « rounds » (cycles) le GATT (General Agreement on Tariffs and Trades, devenu en 1994 l’Organisation mondiale du commerce) s’est étendu dans le monde, et les quelques pays qui n’en sont pas membres font aujourd’hui exception (Russie, Bielorussie...). Le cœur de l’OMC réside dans la désormais célèbre « clause de la nation la plus favorisée ». Cette clause consiste en un principe simple : si un Etat membre de l’OMC concède un droit de douane favorisé pour un de ses produits, alors ce pays doit accorder à tous les pays membres de l’OMC ce même avantage pour toute la catégorie de ce produit, sans discrimination possible (1). Chaque Etat se voit donc forcé d’appréhender sa politique douanière globalement (quasi mondialement), et non dans une optique de favoritisme, avec ce que cela impliquait d’intrigues politiques, de préférences politiques et ou idéologiques, ou de sanctions économiques en vue d’asphyxier un autre Etat membre de l’OMC. On s’approche d’une conception « hayekienne » de la régulation par le marché, ainsi que nous l’avons évoqué dans un précédent article (cf. Consommer juste ou juste consommer) ; et on ne peut que se réjouir de la fin supposée des discriminations envers les pays rivaux économiquement ou politiquement.

Deuxième instrument créé au sortir de la Seconde Guerre mondiale : la finance internationale telle qu’incarnée par le Fonds monétaire international et par la Banque mondiale. Il convient de rappeler que les prêts (qui sont plus rarement des dons) de ces organismes sont conditionnés par le respect de « critères de bonne gouvernance ». Certes, certains de ces critères sont ceux que l’on se doit d’attendre légitimement du bénéficiaire du fond débloqué : viabilité du projet, garanties de probité, respect des règles comptables, respect des standards notamment sanitaires et phytosanitaires, mais d’autres critères sont par contre clairement connotés idéologiquement : suppression des droits de douanes, privatisations notamment. (2) Le but est d’assurer une libre-circulation des capitaux et des biens, en vue d’établir un marché mondial.

Ajoutez à cela un progrès technologique qui a réduit drastiquement les frais de transport, l’effondrement du bloc communiste pourri par la corruption et l’obsolescence des outils économiques, la diffusion de l’anglais des affaires, les disparités de niveau de vie et de droit, et nous obtenons tous les éléments d’un Forum shopping qui dérégule complètement le marché.

Forum shopping, dépeçage juridique et dérégulation Le Forum shopping est la possibilité de choisir pour chaque cas le droit qui lui est le plus favorable. Par exemple, une monnaie forte telle que l’euro ou le dollar, tout en localisant sa production en Chine, en Thaïlande ou ailleurs, pour profiter d’une main-d’œuvre bon marché, sans droits sociaux, et où les obligations de sécurité sont moins nombreuses, quand elles existent, et donc moins coûteuses. En ce qui concerne certains Etats particulièrement complaisants, l’Armée et la Police sont même mises à la disposition des employeurs, par exemple pour évincer une grève qui virerait à s’insurrection. Ainsi, plus les conditions juridiques sont disparates, plus les agents économiques évoluant au niveau international sont favorisés. Comment est-ce légalement possible ? Impossible d’aborder le droit international privé simplement sans faire de raccourcis. Pour donner une vision pertinente, précisons que le(s) droit(s) applicable(s) varie/nt selon la matière traitée : le droit de la personne, le droit des sociétés dépendent de la nationalité ou du lieu d’établissement du siège social, le droit social dépend le plus souvent du lieu d’exécution de la prestation, etc.

Avant le Forum shopping, les Etats étaient en concurrence afin d’attirer des investissements, et devaient construire un ordre politico-juridico-socio-économique séduisant, mais ne devaient négliger aucun de ces aspects, car le choix de l’un ne pouvait être séparé des autres. Ainsi les Etats-Unis pouvaient arguer d’une monnaie forte, d’un grand marché intérieur, mais souffraient d’une main-d’œuvre coûteuse et d’une tendance procédurière. L’Allemagne avait pour elle l’excellence de son industrie, traînait une forte syndicalisation, mais une culture de la négociation collective sereine. La France faisait valoir l’efficacité de ses services publics, et sa productivité par heure travaillée remarquable, alors que ses points faibles étaient la menace permanente des grèves (et si on remonte un peu plus loin dans le temps, sa tendance à la révolution). Désormais, l’heure n’est plus dans un choix de société, mais dans un choix d’activité, pour lequel il faut offrir les meilleures conditions à l’investisseur pour s’attirer ses bonnes grâces, quitte pour cela à négliger l’intérêt général de son pays. Prenons, par exemple, le cas du tourisme sexuel : certains pays ne voient pas d’intérêt à prendre des mesures effectives contre l’exploitation sexuelle des mineurs tant qu’il y aura un marché pour cet avilissement. Il en est de même pour les conditions de travail ou le respect de l’environnement, qui seraient une charge que l’entreprise ne voudrait pas assumer.

Car l’investisseur est un free rider (cavalier seul), selon la définition même qu’en a donné Olson. Motivé par ses seuls intérêts comptables, il ne tâchera pas de combler les failles du système, mais les exploitera au possible sans tenir compte de l’intérêt général et va dépecer son activité en produisant ici, et vendant là, et en faisant transporter par un troisième (dépeçage : terme également employé en droit international privé lorsque différentes parties d’un contrat sont soumises à différents droits). On citera également à cet égard John Nash. Le père de la « théorie des jeux » a établi que dans nombre de situation de jeux, la poursuite de l’intérêt individuel menait à un ou plusieurs équilibres sous-optimaux (les équilibres de Nash).

Dépeçage et dérégulation Certes si l’investisseur joue cavalier seul, il n’y a pas de raison de lui en vouloir à proprement parler. La société capitaliste est à but lucratif, et c’est largement préférable à l’entreprise à fonds perdus. C’est d’ailleurs écrit dans la définition qu’en donne le Code civil « dans le but d’en partager les profits ». Le problème est que la compétition des Etats entre eux aboutit à une course en avant effrénée, à une surenchère qui les mène à ne considérer que les exigences des investisseurs, dont toute économie a besoin, cela va sans dire, au mépris, s’il le faut, de l’intérêt général. Ce sont également les Etats qui deviennent des free riders à cause de cette prime au plus offrant, au mépris de l’intérêt mondial. Ce qui se manifeste par un mépris pour l’environnement, pour les ressources naturelles, pour les Droits de l’homme. Cette situation a de facto conduit à un esclavage moderne dans des zones de non-droit spécialement aménagées comme en Chine, au Mexique, en Haïti (les zones franches). Le dépeçage qui permet la recherche du droit le moins contraignant en toute hypothèse a conduit à une dérégulation généralisée en ce qui concerne les sujets de droit circulant librement, à savoir les biens et les capitaux, mais eux seuls.

Afin de maintenir une attractivité suffisante (pourtant la France est le deuxième pays qui accueille le plus de capitaux étrangers derrière la Chine qui vient de lui chiper la première place), les Etats occidentaux dérégulent à tout va.

Devant la fuite de ses sociétés qui préféraient Londres ou Rotterdam, plus favorables juridiquement au niveau du droit des sociétés, la France établit la très souple SAS (Société par actions simplifiée). La libre-circulation des travailleurs en Europe devait s’aligner via la directive Bolkestein sur régimes de droit social les plus a minima d’Europe : ceux des nouveaux pays membres issus du bloc de l’ex URSS. Le contrat première embauche et son frère jumeau le contrat nouvelle embauche devaient permettre que des compagnies étrangères viennent chercher en France de l’emploi hyper flexible et précaire pour travailler dans leur pays grâce à une directive sur les services qui viendrait consacrer un état de fait : l’inefficacité pour les travailleurs transfrontaliers des régimes protecteurs.

La place légitime de la compétition inter-étatique Pourtant la compétition entre les Etats pourrait et devrait être riche et féconde. Ce pourrait être cette compétition qui fasse rivaliser leurs recherches scientifiques, leur savoir-faire, leur art, leur éducation, leurs équipements urbains, leurs industries, leurs agricultures, leur créativité, le bien-être de leurs populations, bref leur génie. Et cette compétition serait l’indispensable épée de Damoclès au-dessus de la tête des gouvernements pour que chaque acte de complaisance, pour que chaque négligence se voit répercutée immédiatement sur la compétitivité du pays, et qu’ainsi les citoyens soient toujours exigeants envers eux et soient des facteurs actifs de leur démocratie.

Pour cela, il faudrait que cette compétition se fasse sur un terrain choisi par les citoyens via leurs Etats, et que certaines surenchères soient délibérément bannies. Il y aurait un moyen : celui de la convention internationale réciproque, universelle et effectivement respectée. Mais c’est justement cette logique du Free Rider qui y fait obstacle, comme dans le dilemme du prisonnier (3) où chacun trahit de peur d’être trahi, au préjudice des deux acteurs. Et c’est pourquoi il n’y a rien à attendre de décisif des gouvernements en matière de développement durable par autolimitation. Pourtant, une autorité extérieure va nécessairement devoir intervenir pour garantir un autre équilibre qui, s’il n’est pas optimal, sera au moins durable. Ce rôle, c’est le consommateur et nul autre qui le joue dans l’économie de marché. Nous verrons dans un prochain article comment il va se réapproprier sa position.

1 Une exception est reconnue pour les accords régionaux tels l’ALENA (Accord de libre échange nord-américain), ou l’UE (Union européenne), mais depuis le Traité de Maastricht de 1992, l’UE a abandonné la « préférence communautaire » qui permettait aux Etats de l’UE de se concéder des préférences douanières sans devoir en faire profiter tous ses partenaires. L’UE se retrouve donc sans barrière douanière pour endiguer les importations de l’étranger, et chacun de ses Etats membres se voit mis en concurrence directe avec des pays de développement économique et de choix de société différents, quand les autres zones économiques se protègent de l’extérieur. Les pays de l’UE sont donc particulièrement vulnérables en cas de dérégulation du marché mondial.

2 Il n’est bien sûr pas question de faire l’apologie du centralisme économique et de la planification étatique, qui mènent trop souvent loin de la concurrence à des monopoles exploitant le consommateur, en lui fournissant des biens à prix élevés, et de qualité moindre qu’en situation concurrentielle. Il s’agit par contre de rappeler que ces organes ne doivent pas être des outils de promotion idéologique, et que la souveraineté des Etats doit être respectée tant que le bien-être du citoyen est amélioré (c’est après tout l’alibi évoqué par ces fonds).

3 Le dilemme du prisonnier est une illustration type de la théorie des jeux de John Nash. A la suite d’investigations, on parvient à arrêter deux brigands que l’on suppose sur le point de braquer une banque. Pour obtenir des aveux, on les sépare puis il leur est proposé le marché suivant : chacun peut dénoncer ou ne pas dénoncer l’autre. Si aucun des deux ne dénonce, il écopent d’un an de prison chacun. Si les deux dénoncent l’autre, ils ont 7 ans de prison chacun. Si l’un dénonce et pas l’autre, celui qui a dénoncé est libéré, et l’autre prend 10 ans de prison. Le paradoxe est que chacun a intérêt personnellement à dénoncer. En effet, supposons que le brigand A ne dénonce pas, il a une chance sur deux d’être dénoncé, et une sur deux de ne pas l’être, donc en moyenne 1/2 + 10/2 = 11/2 = 5,5 ans. Par contre si A dénonce, il a une chance sur deux d’être dénoncé et une chance sur deux de ne pas l’être, donc en moyenne 0 + 7/2 = 3,5 ans. A va donc dénoncer B, d’autant plus qu’il est persuadé que celui-ci ayant plus d’intérêt à dénoncer qu’à ne pas le faire, il va le dénoncer, donc autant se couvrir. Et ainsi les deux joueurs passent à côté de l’équilibre optimal : le silence réciproque qui ne leur vaudrait qu’un an de prison. Le plus amusant dans le dilemme du prisonnier est que les expériences ont prouvé que même si on laisse les prisonniers se mettre d’accord avant de les séparer, ils finissent quand même par se trahir par manque de confiance (ou par opportunisme finalement malheureux).

Article repris par Agoravox

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