agir-et-reagir

16.11.06

La course à l’Est 1/2

La récente remise de la Légion d’Honneur à Vladimir Poutine a fait jaser. Cette décoration n’a pourtant rien de surprenant quand on connaît l’approche diplomatique du Président Chirac. Pour comprendre les raisons de cette attitude, qui a fait fulminer l’atlantiste et présidentiable Nicolas Sarkozy, il nous faut remonter dans le temps.

Cet article retrace près de 20 ans de géopolitique en Europe de l’Est. Il s’agit d’un point de vue sur les luttes d’influence en Europe de l’Est et de l’effondrement des ambitions européennes.

Les Pays d’Europe Centrale et Orientale (ci-dessous : les PECO) ont créé à la chute du Mur de Berlin, un vaste appel d’air auquel ont répondu plus ou moins rapidement et intensément toutes les grandes puissances occidentales. La Région est alors à remodeler et à sécuriser (d’un point de vue militaire, mais aussi juridique et économique). L’Allemagne, la mieux placée en 1989, va griller ses atouts et laisser la zone à la concupiscence des grandes puissances. L’Union Européenne (ci-dessous UE) aurait pu profiter de l’occasion pour émerger comme acteur incontournable de la scène diplomatique, va rater le coche, au grand dam des français, moteurs politiques de celle-ci.

I Les ambitions allemandes : De l’euphorie des années 90 aux tergiversations des années 2000

Selon Edouard Husson, c’est une obsession allemande que de vouloir stabiliser la zone telle qu’elle est sortie du bloc soviétique. « Dans l'esprit des dirigeants économiques et politiques allemands, il s'agit pour l'Allemagne de retrouver sa vieille sphère d'influence. Quand on regarde l'extension de l'Union européenne, il s'agit de retrouver la sphère d'influence de la Prusse et de l'Autriche. Ce qui intègre à la fois la Scandinavie (Suède, Finlande), les pays baltes (Lituanie, Estonie, Lettonie), l'Europe centrale (Pologne, République tchèque, République Slovaque, Hongrie) et les Balkans (ex-Yougoslavie, Macédoine) » déclare t il dans l’article Crise Allemande, crise européenne, [http://www.diploweb.com/p5husson3.htm/]. L’Allemagne mène sous H. Kohl (1982-1998) une politique ambitieuse, qui se révèlera manifestement présomptueuse dans les années 1994-95.

A : 89-95 : l’euphorie allemande est frustrée par une France attentiste

En 1989, l’Allemagne investit énormément à l’Est, tant politiquement qu’économiquement. La Russie bénéficie largement de la « politique du Deutchmark », ce qui permet à l’Allemagne de glaner plusieurs concessions. Ainsi Gorbatchev, originellement très réticent à l’adhésion de l’Allemagne de l’Est à l’OTAN va reculer devant la suite des zéros du chèque. Mitterrand, qui ne s’est pas préparé à une Allemagne unifiée et qui craint de perdre ainsi sa ascendant sur son voisin, espère jusqu’au bout que Moscou s’y opposera. Kohl, conscient des métamorphoses qui vont s’opérer pour les PECO, espère influencer à sa faveur leur transition : « Il a eu tendance à étendre les implantations et la puissance allemande en Europe centrale et orientale, aux dépens de la Russie. H. Kohl a régulièrement déclaré à Boris Eltsine que l'Allemagne était la meilleure amie de la Russie. Cela n'empêchait pas, dans le même temps, le ministre des Affaires étrangères allemand Klaus Klinkel de passer son temps à rendre visite aux gouvernements des pays d'Europe centrale et orientale, pour discuter coopération et investissements. Les Balkans ne sont de ce point de vue qu'un des exemples les plus célèbres et les plus ambigus, mais nous pourrions multiplier les exemples. » [Edouard Husson in Crise allemande, crise européenne http://www.diploweb.com/p5husson3.htm/]).

L’Allemagne surestime les conséquences positives de la réunification. Elle va même s’enflammer jusqu’à discuter d’égal à égal avec les Etats-Unis. Le maintien de la politique des critères de convergence va forcer ses partenaires arrimés au mark à subir de plein fouet une surchauffe monétaire, la monnaie étant sur évaluée. La fuite en avant allemande, encouragée par un Paris suiviste, sera la cause de 600 000 à 1 million de chômeurs en France.

Indirectement, la France aura financé une partie de la réunification et de la transition, au profit de l’Allemagne qui a maintenu ses investissements à l’Est. L’élargissement aux PECO est endigué par la France, qui craint de perdre sa position centrale en UE. A l’ambiguïté de la France pendant la Guerre froide s’ajoute l’image d’une puissance méfiante, ce qui n’allège pas sa note envers les pays de l’Est.

La crise de Yougoslavie de 94-95 est l’occasion de voir les Etats-Unis exaspérés par la prise de position Allemande qui ne facilite pas le règlement du conflit.

B : 95-2003 : le temps du réalisme face aux limites des ambitions allemandes :

Le chancelier Schröder arrive au pouvoir en 1998 et aborde la situation avec réalisme : les espoirs que la réunification allemande soit une opportunité sont exagérés. C’est en réalité un gouffre financier, et la réunification a été trop brutale et trop vexatoire. La temporisation française qui s’est allongée jusqu’en 1996 a favorisé la Russie qui a su se faire oublier un temps, et dont le nouveau président à poigne (2000 : élection de Vladimir Poutine) tente la France en lui proposant une alliance à revers contre l’Allemagne. La diplomatie française ne sait pas résister à cet argument et Poutine prend rapidement le dessus. Par ailleurs, au printemps 2001, après avoir perçu les limites de son influence au Conseil de Nice, Moscou amorce l’activation de ses liens avec les Etats-Unis pour faire jouer la concurrence UE/Etats Unis. Avec ces derniers, la récolte est maigre mais la Russie négocie habilement en face à face et divise l’UE tandis que l’Allemagne reste persuadée qu’elle doit impérativement garantir la sécurité de l’Europe en se l’alliant et poursuit la discutable assistance technique. [voir l’article de Massada : Les dessous de l’aide technique occidentale à la Russie diffusé sur http://www.diploweb.com/].

Alexeï Arbatov déclare lors d’une conférence de presse tenue le 5 mars 2001 devant la Commission de la Douma à la Défense : « Dans les relations bilatérales la Russie est plus forte que tout autre partenaire. Tous les autres sont plus faibles. En outre la Russie ne trouve pas en face d’elle des fronts unis d’États qui vont à l’encontre des intérêts russes ... ». Schröder s’avère diplomate avec les Etats-Unis et trouve en eux un partenaire de choix par sa déclaration de solidarité illimitée qui suit les attentats du 11 septembre 2001. Les américains sont en concurrence avec l’Allemagne dans les PECO, ou ils jouissent de l’image favorable de vainqueurs du communisme, mais acceptent d’intimider la Russie en échange de la promotion de l’adhésion des PECO à l’OTAN.

http://www.diploweb.com/cartes/natotan2004verluise.htm

Copenhague 2002 : sommet de l’UE qui finalise l’élargissement aux PECO de mai 2004. L’Allemagne va enfin cueillir les fruits de « l’hégémonie douce » (un mot de Joseph Fischer). qui a consisté à faciliter la transition des PECO en y établissant des IDE, et en y redorant son blason, en en éloignant la Russie pour y imprimer sa sphère d’influence, et en les englobant dans une zone économique intégrée qui assure la pérennité du modèle rhénan. Mais en 2002 l’Allemagne est en difficulté économique, en partie en raison de la conjecture défavorable qui a suivi le 11 septembre, en partie pour des raisons structurelles, le modèle rhénan étant mis à mal par le dumping social international. Après d’habiles manœuvres qui lui ont permis d’imprimer sa ligne sur la politique européenne et d’imposer l’évidence d’un élargissement comme continuation de la réunification allemande, la voilà forcée de recourir systématiquement à la concertation de ses partenaires européens, qui doivent lui donner les moyens de conclure sa politique. C’est l’occasion de renouer les liens avec la France mais l’amitié franco allemande est indubitablement affectée.

PS : Cet article est une synthèse d’articles tirés de http://www.diploweb.com/

Johan est l’auteur d’un mémoire en 2005 « L’Elargissement de l’UE aux PECO Rigidités juridiques et réalités géopolitiques, économiques et sociales. »





La Course à l’Est 2/2

Cet article fait suite à l’article La Course à l’Est 1/2

Dans celui-ci, nous avons suivi les ambitions frustrées allemandes « d’hégémonie douce ». Cet article reprend le feuilleton au moment de la crise diplomatique autour de l’Irak et décrit l’effondrement de l’Europe politique.

II Les PECO, la Russie et les Etats Unis reprennent la main : l’UE devient une Zone de Libre Echange (ZLE) de luxe où leur influence réciproque trouve à s’exercer :

L’Allemagne va plus loin qu’une simple concurrence envers les Etats Unis en reprenant son indépendance vis-à-vis de Washington au premier trimestre 2003, après le cavalier refus des Etats-Unis d’un contingent Allemand en Afghanistan et une fois l’élargissement du 1er mai 2004 acquis au sommet de Copenhague de 2002. Selon certains analystes, ce serait même la chancellerie qui aurait inspiré l’opposition de la France à l’attaque préventive de l’Irak. L’Allemagne marque sa divergence sur l’intervention privée de l’accord de l’ONU, suivant un Jacques Chirac en tête de file, et bientôt rejoint par la Chine et la Russie.

« L’hégémonie douce » prend l’eau, au bénéfice des PECO qui se dégagent des obligations de la PESC, et de la Russie, qui dispose d’un nouvel argument à faire valoir : sa tête de pont Kaliningrad, exclave Russe donnant sur la Mer baltique et frontalière de la Pologne et de la Lituanie. Celle-ci est la plaque tournante de trafics criminels sur lesquels Moscou ferme les yeux, consciente de l’affaiblissement de l’UE qu’il engendre. Kaliningrad est également le prétexte invoqué par la Russie pour se garantir à terme des dérogations à l’espace Schengen, après les facilités de transit qu’il a obtenu en face à face avec la Lituanie (cette dernière attendait une réaction de l’UE face aux pressions russes pour obtenir un droit de passage via la Bielorussie).

http://www.diploweb.com/cartes/qi7.htm

Malgré cela, Allemagne pense pouvoir faire de nouveau jouer la politique du deutschemark, ce qui n’est pas assuré de fonctionner face au retour de la conception de « la maison commune européenne » gorbatchévienne, que Moscou met progressivement au goût du jour sous couvert de l’éventualité de l’adhésion de la Russie à l’UE. Cette adhésion n’a en fait pas pour fonction d’être réaliste, mais de rappeler la place de la sphère Russe dans la zone. Quoiqu’il en soit, la position allemande à l’Est semble en réalité plus fragile que prévu, et ses contentieux latents avec la Russie sont exacerbés par son concurrent dans la course aux marchés russes : Washington qui rappelle aux PECO leur appréhension envers l’ogre russe. A ce jeu, ce sont les Etats-Unis les plus forts, ainsi qu’en témoignent les diverses « Révolutions colorées », orchestrées outre atlantique avec un scénario parfaitement rodé désormais (révolution orange en Ukraine en 2004, Rose en Géorgie en 2003, Kirghizstan et Liban en 2005). Que dire des prisons secrètes de la CIA en Roumanie (qui rejoint l’UE le premier janvier 2007) ?

La crise irakienne de 2002-2003 révèle avec acuité les divergences de vue qui existent en Europe sur la Politique Européenne de Sécurité Commune (PESC). Certes, l’Allemagne a favorisé l’adhésion des PECO à l’OTAN, mais elle n’entendait pas vider la PESC de toute sa fonction d’outil militaire de règlement de conflit hors UE, notamment les troubles nationalistes issus de la fonte du glacis soviétique (en particulier dans les Balkans, mais aussi en Tchétchénie et chez les anciens satellites souhaitant s’extraire du giron Russe). La France voit cette structure comme l’aboutissement tardif mais ferme de la PED (Politique européenne de défense), qui doit aboutir à une UE qui parle et agit d’une même voix au niveau international. Les PECO, eux ne la conçoivent que comme un instrument de sécurité intérieure, l’OTAN étant le traité militaire central en Europe, et ce domaine échappant à l’UE. En réalité, cet échange de vues éclaire sur la conception claire de leurs besoins qu’ont les PECO et leur volonté de ne pas se risquer à doubler le volet de sécurité extérieure, logique au vu de leur absence d’ambition de puissance.

Au final, bien qu’ayant été d’avantage des convoitises que des acteurs, les PECO semblent avoir relativement bien servi leurs intérêts (obtention d’une ZLE de luxe et d’aides communautaires), mais restent fragiles dans leurs relations bilatérales face à la Russie et les Etats Unis. Ils comptent donc sur l’UE, au sein des institutions de laquelle ils ont négocié une place institutionnelle importante, pour mener des négociations collectives contre les grandes puissances sur les sujets les plus cruciaux. Mine de rien, les dirigeants de l’UE s’avèrent de coriaces négociateurs, grâce notamment à des personnages emblématiques tels que Romano Prodi qui a su se démarquer des directives du Président du Conseil italien S. Berlusconi, fait d’indépendance exemplaire. Peut être la perte de leur rôle d’enjeu dessert les PECO, mais ils y ont substitué une place de choix dans un marché intégré, et une adhésion à l’OTAN après avoir prouvé au premier trimestre 2003 leur motivation à la rejoindre.

Aujourd’hui la France et les Etats-Unis sont toujours bouillés, malgré un certain dégel des relations. Jacques Chirac drague ouvertement Moscou, qui dispose des hydrocarbures indispensables pour mener une soit disant « guerre de civilisation » contre les pays arabo- musulmans (terminologie qui cache en réalité les considérations bien plus prosaïques des deux camps réfugiés derrière des façades idéologiques).

Outre la décoration du Président russe qui a habilement renationalisé une bonne partie de son gaz, on peut remarquer la faiblesse des protestations lors de l’assassinat sauvage d’une journaliste pro tchétchène, que depuis peu les soviétiques sont d’avantage encore que les américains présentés comme les libérateurs de l’Europe occupée par les Nazi, et l’inauguration en mai 2005 d’une statue gigantesque du Général de Gaulle en Russie.

Conclusion :

Les stratégies de « cavalier seul » françaises et allemandes ont ruiné presque tout espoir de voir une diplomatie européenne, voire d’une Europe politique. Il ne reste par conséquent qu’une Europe économique, laissant aux anciennes superpuissances toute latitude pour développer leur influence au sein de l’UE. Ce qui peut expliquer pourquoi l’UE est actuellement le meilleur cheval de Troie pour mettre à bas les modèles rhénans en les tapant à leur talon d’Achille : le social, et en utilisant comme arme le dumping (fiscal, comme au Luxembourg ou en Angleterre, social à l’Est). En échange, les PECO espèrent redevenir des puissances régionales. Quant à l’Europe politique, elle est actuellement au plus mal. Les rejets français et hollandais du Traité Constitutionnel n’ont rien arrangé.

Peut on régénérer l’UE politique ? Difficilement : le lien entre adhésion économique et sociale et politique est rompu. Un directoire des grands, souhaité par N. Sarkozy et plus couramment appelé « noyau dur » aurait probablement trouvé un bel appui dans les « collaborations renforcées » prévues par le Traité constitutionnel.

Tout est à refaire. Une chance ou une calamité ? Une Nouvelle Union Européenne est elle envisageable sur la base de la lutte contre le dumping (économique, social, environnemental, fiscal, juridique et judiciaire) ? L’avenir nous le dira.

PS : Cet article est une synthèse d’articles tirés de http://www.diploweb.com/

Johan est l’auteur d’un mémoire en 2005 « L’Elargissement de l’UE aux PECO Rigidités juridiques et réalités géopolitiques, économiques et sociales. »



Publication sur Agoravox :

http://www.agoravox.fr/tb_receive.php3?id_article=15709

http://www.agoravox.fr/tb_receive.php3?id_article=15711