agir-et-reagir

16.11.06

La course à l’Est 1/2

La récente remise de la Légion d’Honneur à Vladimir Poutine a fait jaser. Cette décoration n’a pourtant rien de surprenant quand on connaît l’approche diplomatique du Président Chirac. Pour comprendre les raisons de cette attitude, qui a fait fulminer l’atlantiste et présidentiable Nicolas Sarkozy, il nous faut remonter dans le temps.

Cet article retrace près de 20 ans de géopolitique en Europe de l’Est. Il s’agit d’un point de vue sur les luttes d’influence en Europe de l’Est et de l’effondrement des ambitions européennes.

Les Pays d’Europe Centrale et Orientale (ci-dessous : les PECO) ont créé à la chute du Mur de Berlin, un vaste appel d’air auquel ont répondu plus ou moins rapidement et intensément toutes les grandes puissances occidentales. La Région est alors à remodeler et à sécuriser (d’un point de vue militaire, mais aussi juridique et économique). L’Allemagne, la mieux placée en 1989, va griller ses atouts et laisser la zone à la concupiscence des grandes puissances. L’Union Européenne (ci-dessous UE) aurait pu profiter de l’occasion pour émerger comme acteur incontournable de la scène diplomatique, va rater le coche, au grand dam des français, moteurs politiques de celle-ci.

I Les ambitions allemandes : De l’euphorie des années 90 aux tergiversations des années 2000

Selon Edouard Husson, c’est une obsession allemande que de vouloir stabiliser la zone telle qu’elle est sortie du bloc soviétique. « Dans l'esprit des dirigeants économiques et politiques allemands, il s'agit pour l'Allemagne de retrouver sa vieille sphère d'influence. Quand on regarde l'extension de l'Union européenne, il s'agit de retrouver la sphère d'influence de la Prusse et de l'Autriche. Ce qui intègre à la fois la Scandinavie (Suède, Finlande), les pays baltes (Lituanie, Estonie, Lettonie), l'Europe centrale (Pologne, République tchèque, République Slovaque, Hongrie) et les Balkans (ex-Yougoslavie, Macédoine) » déclare t il dans l’article Crise Allemande, crise européenne, [http://www.diploweb.com/p5husson3.htm/]. L’Allemagne mène sous H. Kohl (1982-1998) une politique ambitieuse, qui se révèlera manifestement présomptueuse dans les années 1994-95.

A : 89-95 : l’euphorie allemande est frustrée par une France attentiste

En 1989, l’Allemagne investit énormément à l’Est, tant politiquement qu’économiquement. La Russie bénéficie largement de la « politique du Deutchmark », ce qui permet à l’Allemagne de glaner plusieurs concessions. Ainsi Gorbatchev, originellement très réticent à l’adhésion de l’Allemagne de l’Est à l’OTAN va reculer devant la suite des zéros du chèque. Mitterrand, qui ne s’est pas préparé à une Allemagne unifiée et qui craint de perdre ainsi sa ascendant sur son voisin, espère jusqu’au bout que Moscou s’y opposera. Kohl, conscient des métamorphoses qui vont s’opérer pour les PECO, espère influencer à sa faveur leur transition : « Il a eu tendance à étendre les implantations et la puissance allemande en Europe centrale et orientale, aux dépens de la Russie. H. Kohl a régulièrement déclaré à Boris Eltsine que l'Allemagne était la meilleure amie de la Russie. Cela n'empêchait pas, dans le même temps, le ministre des Affaires étrangères allemand Klaus Klinkel de passer son temps à rendre visite aux gouvernements des pays d'Europe centrale et orientale, pour discuter coopération et investissements. Les Balkans ne sont de ce point de vue qu'un des exemples les plus célèbres et les plus ambigus, mais nous pourrions multiplier les exemples. » [Edouard Husson in Crise allemande, crise européenne http://www.diploweb.com/p5husson3.htm/]).

L’Allemagne surestime les conséquences positives de la réunification. Elle va même s’enflammer jusqu’à discuter d’égal à égal avec les Etats-Unis. Le maintien de la politique des critères de convergence va forcer ses partenaires arrimés au mark à subir de plein fouet une surchauffe monétaire, la monnaie étant sur évaluée. La fuite en avant allemande, encouragée par un Paris suiviste, sera la cause de 600 000 à 1 million de chômeurs en France.

Indirectement, la France aura financé une partie de la réunification et de la transition, au profit de l’Allemagne qui a maintenu ses investissements à l’Est. L’élargissement aux PECO est endigué par la France, qui craint de perdre sa position centrale en UE. A l’ambiguïté de la France pendant la Guerre froide s’ajoute l’image d’une puissance méfiante, ce qui n’allège pas sa note envers les pays de l’Est.

La crise de Yougoslavie de 94-95 est l’occasion de voir les Etats-Unis exaspérés par la prise de position Allemande qui ne facilite pas le règlement du conflit.

B : 95-2003 : le temps du réalisme face aux limites des ambitions allemandes :

Le chancelier Schröder arrive au pouvoir en 1998 et aborde la situation avec réalisme : les espoirs que la réunification allemande soit une opportunité sont exagérés. C’est en réalité un gouffre financier, et la réunification a été trop brutale et trop vexatoire. La temporisation française qui s’est allongée jusqu’en 1996 a favorisé la Russie qui a su se faire oublier un temps, et dont le nouveau président à poigne (2000 : élection de Vladimir Poutine) tente la France en lui proposant une alliance à revers contre l’Allemagne. La diplomatie française ne sait pas résister à cet argument et Poutine prend rapidement le dessus. Par ailleurs, au printemps 2001, après avoir perçu les limites de son influence au Conseil de Nice, Moscou amorce l’activation de ses liens avec les Etats-Unis pour faire jouer la concurrence UE/Etats Unis. Avec ces derniers, la récolte est maigre mais la Russie négocie habilement en face à face et divise l’UE tandis que l’Allemagne reste persuadée qu’elle doit impérativement garantir la sécurité de l’Europe en se l’alliant et poursuit la discutable assistance technique. [voir l’article de Massada : Les dessous de l’aide technique occidentale à la Russie diffusé sur http://www.diploweb.com/].

Alexeï Arbatov déclare lors d’une conférence de presse tenue le 5 mars 2001 devant la Commission de la Douma à la Défense : « Dans les relations bilatérales la Russie est plus forte que tout autre partenaire. Tous les autres sont plus faibles. En outre la Russie ne trouve pas en face d’elle des fronts unis d’États qui vont à l’encontre des intérêts russes ... ». Schröder s’avère diplomate avec les Etats-Unis et trouve en eux un partenaire de choix par sa déclaration de solidarité illimitée qui suit les attentats du 11 septembre 2001. Les américains sont en concurrence avec l’Allemagne dans les PECO, ou ils jouissent de l’image favorable de vainqueurs du communisme, mais acceptent d’intimider la Russie en échange de la promotion de l’adhésion des PECO à l’OTAN.

http://www.diploweb.com/cartes/natotan2004verluise.htm

Copenhague 2002 : sommet de l’UE qui finalise l’élargissement aux PECO de mai 2004. L’Allemagne va enfin cueillir les fruits de « l’hégémonie douce » (un mot de Joseph Fischer). qui a consisté à faciliter la transition des PECO en y établissant des IDE, et en y redorant son blason, en en éloignant la Russie pour y imprimer sa sphère d’influence, et en les englobant dans une zone économique intégrée qui assure la pérennité du modèle rhénan. Mais en 2002 l’Allemagne est en difficulté économique, en partie en raison de la conjecture défavorable qui a suivi le 11 septembre, en partie pour des raisons structurelles, le modèle rhénan étant mis à mal par le dumping social international. Après d’habiles manœuvres qui lui ont permis d’imprimer sa ligne sur la politique européenne et d’imposer l’évidence d’un élargissement comme continuation de la réunification allemande, la voilà forcée de recourir systématiquement à la concertation de ses partenaires européens, qui doivent lui donner les moyens de conclure sa politique. C’est l’occasion de renouer les liens avec la France mais l’amitié franco allemande est indubitablement affectée.

PS : Cet article est une synthèse d’articles tirés de http://www.diploweb.com/

Johan est l’auteur d’un mémoire en 2005 « L’Elargissement de l’UE aux PECO Rigidités juridiques et réalités géopolitiques, économiques et sociales. »





La Course à l’Est 2/2

Cet article fait suite à l’article La Course à l’Est 1/2

Dans celui-ci, nous avons suivi les ambitions frustrées allemandes « d’hégémonie douce ». Cet article reprend le feuilleton au moment de la crise diplomatique autour de l’Irak et décrit l’effondrement de l’Europe politique.

II Les PECO, la Russie et les Etats Unis reprennent la main : l’UE devient une Zone de Libre Echange (ZLE) de luxe où leur influence réciproque trouve à s’exercer :

L’Allemagne va plus loin qu’une simple concurrence envers les Etats Unis en reprenant son indépendance vis-à-vis de Washington au premier trimestre 2003, après le cavalier refus des Etats-Unis d’un contingent Allemand en Afghanistan et une fois l’élargissement du 1er mai 2004 acquis au sommet de Copenhague de 2002. Selon certains analystes, ce serait même la chancellerie qui aurait inspiré l’opposition de la France à l’attaque préventive de l’Irak. L’Allemagne marque sa divergence sur l’intervention privée de l’accord de l’ONU, suivant un Jacques Chirac en tête de file, et bientôt rejoint par la Chine et la Russie.

« L’hégémonie douce » prend l’eau, au bénéfice des PECO qui se dégagent des obligations de la PESC, et de la Russie, qui dispose d’un nouvel argument à faire valoir : sa tête de pont Kaliningrad, exclave Russe donnant sur la Mer baltique et frontalière de la Pologne et de la Lituanie. Celle-ci est la plaque tournante de trafics criminels sur lesquels Moscou ferme les yeux, consciente de l’affaiblissement de l’UE qu’il engendre. Kaliningrad est également le prétexte invoqué par la Russie pour se garantir à terme des dérogations à l’espace Schengen, après les facilités de transit qu’il a obtenu en face à face avec la Lituanie (cette dernière attendait une réaction de l’UE face aux pressions russes pour obtenir un droit de passage via la Bielorussie).

http://www.diploweb.com/cartes/qi7.htm

Malgré cela, Allemagne pense pouvoir faire de nouveau jouer la politique du deutschemark, ce qui n’est pas assuré de fonctionner face au retour de la conception de « la maison commune européenne » gorbatchévienne, que Moscou met progressivement au goût du jour sous couvert de l’éventualité de l’adhésion de la Russie à l’UE. Cette adhésion n’a en fait pas pour fonction d’être réaliste, mais de rappeler la place de la sphère Russe dans la zone. Quoiqu’il en soit, la position allemande à l’Est semble en réalité plus fragile que prévu, et ses contentieux latents avec la Russie sont exacerbés par son concurrent dans la course aux marchés russes : Washington qui rappelle aux PECO leur appréhension envers l’ogre russe. A ce jeu, ce sont les Etats-Unis les plus forts, ainsi qu’en témoignent les diverses « Révolutions colorées », orchestrées outre atlantique avec un scénario parfaitement rodé désormais (révolution orange en Ukraine en 2004, Rose en Géorgie en 2003, Kirghizstan et Liban en 2005). Que dire des prisons secrètes de la CIA en Roumanie (qui rejoint l’UE le premier janvier 2007) ?

La crise irakienne de 2002-2003 révèle avec acuité les divergences de vue qui existent en Europe sur la Politique Européenne de Sécurité Commune (PESC). Certes, l’Allemagne a favorisé l’adhésion des PECO à l’OTAN, mais elle n’entendait pas vider la PESC de toute sa fonction d’outil militaire de règlement de conflit hors UE, notamment les troubles nationalistes issus de la fonte du glacis soviétique (en particulier dans les Balkans, mais aussi en Tchétchénie et chez les anciens satellites souhaitant s’extraire du giron Russe). La France voit cette structure comme l’aboutissement tardif mais ferme de la PED (Politique européenne de défense), qui doit aboutir à une UE qui parle et agit d’une même voix au niveau international. Les PECO, eux ne la conçoivent que comme un instrument de sécurité intérieure, l’OTAN étant le traité militaire central en Europe, et ce domaine échappant à l’UE. En réalité, cet échange de vues éclaire sur la conception claire de leurs besoins qu’ont les PECO et leur volonté de ne pas se risquer à doubler le volet de sécurité extérieure, logique au vu de leur absence d’ambition de puissance.

Au final, bien qu’ayant été d’avantage des convoitises que des acteurs, les PECO semblent avoir relativement bien servi leurs intérêts (obtention d’une ZLE de luxe et d’aides communautaires), mais restent fragiles dans leurs relations bilatérales face à la Russie et les Etats Unis. Ils comptent donc sur l’UE, au sein des institutions de laquelle ils ont négocié une place institutionnelle importante, pour mener des négociations collectives contre les grandes puissances sur les sujets les plus cruciaux. Mine de rien, les dirigeants de l’UE s’avèrent de coriaces négociateurs, grâce notamment à des personnages emblématiques tels que Romano Prodi qui a su se démarquer des directives du Président du Conseil italien S. Berlusconi, fait d’indépendance exemplaire. Peut être la perte de leur rôle d’enjeu dessert les PECO, mais ils y ont substitué une place de choix dans un marché intégré, et une adhésion à l’OTAN après avoir prouvé au premier trimestre 2003 leur motivation à la rejoindre.

Aujourd’hui la France et les Etats-Unis sont toujours bouillés, malgré un certain dégel des relations. Jacques Chirac drague ouvertement Moscou, qui dispose des hydrocarbures indispensables pour mener une soit disant « guerre de civilisation » contre les pays arabo- musulmans (terminologie qui cache en réalité les considérations bien plus prosaïques des deux camps réfugiés derrière des façades idéologiques).

Outre la décoration du Président russe qui a habilement renationalisé une bonne partie de son gaz, on peut remarquer la faiblesse des protestations lors de l’assassinat sauvage d’une journaliste pro tchétchène, que depuis peu les soviétiques sont d’avantage encore que les américains présentés comme les libérateurs de l’Europe occupée par les Nazi, et l’inauguration en mai 2005 d’une statue gigantesque du Général de Gaulle en Russie.

Conclusion :

Les stratégies de « cavalier seul » françaises et allemandes ont ruiné presque tout espoir de voir une diplomatie européenne, voire d’une Europe politique. Il ne reste par conséquent qu’une Europe économique, laissant aux anciennes superpuissances toute latitude pour développer leur influence au sein de l’UE. Ce qui peut expliquer pourquoi l’UE est actuellement le meilleur cheval de Troie pour mettre à bas les modèles rhénans en les tapant à leur talon d’Achille : le social, et en utilisant comme arme le dumping (fiscal, comme au Luxembourg ou en Angleterre, social à l’Est). En échange, les PECO espèrent redevenir des puissances régionales. Quant à l’Europe politique, elle est actuellement au plus mal. Les rejets français et hollandais du Traité Constitutionnel n’ont rien arrangé.

Peut on régénérer l’UE politique ? Difficilement : le lien entre adhésion économique et sociale et politique est rompu. Un directoire des grands, souhaité par N. Sarkozy et plus couramment appelé « noyau dur » aurait probablement trouvé un bel appui dans les « collaborations renforcées » prévues par le Traité constitutionnel.

Tout est à refaire. Une chance ou une calamité ? Une Nouvelle Union Européenne est elle envisageable sur la base de la lutte contre le dumping (économique, social, environnemental, fiscal, juridique et judiciaire) ? L’avenir nous le dira.

PS : Cet article est une synthèse d’articles tirés de http://www.diploweb.com/

Johan est l’auteur d’un mémoire en 2005 « L’Elargissement de l’UE aux PECO Rigidités juridiques et réalités géopolitiques, économiques et sociales. »



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6.11.06


Concurrence inter-étatique et développement durable


La fin des barrières douanières, des entraves à la circulation des capitaux, et le développement de moyens de transport rapides et bon marché conduisent à une dérégulation quasi complète et préjudiciable à un développement harmonieux.

Au fil des « rounds » (cycles) le GATT (General Agreement on Tariffs and Trades, devenu en 1994 l’Organisation mondiale du commerce) s’est étendu dans le monde, et les quelques pays qui n’en sont pas membres font aujourd’hui exception (Russie, Bielorussie...). Le cœur de l’OMC réside dans la désormais célèbre « clause de la nation la plus favorisée ». Cette clause consiste en un principe simple : si un Etat membre de l’OMC concède un droit de douane favorisé pour un de ses produits, alors ce pays doit accorder à tous les pays membres de l’OMC ce même avantage pour toute la catégorie de ce produit, sans discrimination possible (1). Chaque Etat se voit donc forcé d’appréhender sa politique douanière globalement (quasi mondialement), et non dans une optique de favoritisme, avec ce que cela impliquait d’intrigues politiques, de préférences politiques et ou idéologiques, ou de sanctions économiques en vue d’asphyxier un autre Etat membre de l’OMC. On s’approche d’une conception « hayekienne » de la régulation par le marché, ainsi que nous l’avons évoqué dans un précédent article (cf. Consommer juste ou juste consommer) ; et on ne peut que se réjouir de la fin supposée des discriminations envers les pays rivaux économiquement ou politiquement.

Deuxième instrument créé au sortir de la Seconde Guerre mondiale : la finance internationale telle qu’incarnée par le Fonds monétaire international et par la Banque mondiale. Il convient de rappeler que les prêts (qui sont plus rarement des dons) de ces organismes sont conditionnés par le respect de « critères de bonne gouvernance ». Certes, certains de ces critères sont ceux que l’on se doit d’attendre légitimement du bénéficiaire du fond débloqué : viabilité du projet, garanties de probité, respect des règles comptables, respect des standards notamment sanitaires et phytosanitaires, mais d’autres critères sont par contre clairement connotés idéologiquement : suppression des droits de douanes, privatisations notamment. (2) Le but est d’assurer une libre-circulation des capitaux et des biens, en vue d’établir un marché mondial.

Ajoutez à cela un progrès technologique qui a réduit drastiquement les frais de transport, l’effondrement du bloc communiste pourri par la corruption et l’obsolescence des outils économiques, la diffusion de l’anglais des affaires, les disparités de niveau de vie et de droit, et nous obtenons tous les éléments d’un Forum shopping qui dérégule complètement le marché.

Forum shopping, dépeçage juridique et dérégulation Le Forum shopping est la possibilité de choisir pour chaque cas le droit qui lui est le plus favorable. Par exemple, une monnaie forte telle que l’euro ou le dollar, tout en localisant sa production en Chine, en Thaïlande ou ailleurs, pour profiter d’une main-d’œuvre bon marché, sans droits sociaux, et où les obligations de sécurité sont moins nombreuses, quand elles existent, et donc moins coûteuses. En ce qui concerne certains Etats particulièrement complaisants, l’Armée et la Police sont même mises à la disposition des employeurs, par exemple pour évincer une grève qui virerait à s’insurrection. Ainsi, plus les conditions juridiques sont disparates, plus les agents économiques évoluant au niveau international sont favorisés. Comment est-ce légalement possible ? Impossible d’aborder le droit international privé simplement sans faire de raccourcis. Pour donner une vision pertinente, précisons que le(s) droit(s) applicable(s) varie/nt selon la matière traitée : le droit de la personne, le droit des sociétés dépendent de la nationalité ou du lieu d’établissement du siège social, le droit social dépend le plus souvent du lieu d’exécution de la prestation, etc.

Avant le Forum shopping, les Etats étaient en concurrence afin d’attirer des investissements, et devaient construire un ordre politico-juridico-socio-économique séduisant, mais ne devaient négliger aucun de ces aspects, car le choix de l’un ne pouvait être séparé des autres. Ainsi les Etats-Unis pouvaient arguer d’une monnaie forte, d’un grand marché intérieur, mais souffraient d’une main-d’œuvre coûteuse et d’une tendance procédurière. L’Allemagne avait pour elle l’excellence de son industrie, traînait une forte syndicalisation, mais une culture de la négociation collective sereine. La France faisait valoir l’efficacité de ses services publics, et sa productivité par heure travaillée remarquable, alors que ses points faibles étaient la menace permanente des grèves (et si on remonte un peu plus loin dans le temps, sa tendance à la révolution). Désormais, l’heure n’est plus dans un choix de société, mais dans un choix d’activité, pour lequel il faut offrir les meilleures conditions à l’investisseur pour s’attirer ses bonnes grâces, quitte pour cela à négliger l’intérêt général de son pays. Prenons, par exemple, le cas du tourisme sexuel : certains pays ne voient pas d’intérêt à prendre des mesures effectives contre l’exploitation sexuelle des mineurs tant qu’il y aura un marché pour cet avilissement. Il en est de même pour les conditions de travail ou le respect de l’environnement, qui seraient une charge que l’entreprise ne voudrait pas assumer.

Car l’investisseur est un free rider (cavalier seul), selon la définition même qu’en a donné Olson. Motivé par ses seuls intérêts comptables, il ne tâchera pas de combler les failles du système, mais les exploitera au possible sans tenir compte de l’intérêt général et va dépecer son activité en produisant ici, et vendant là, et en faisant transporter par un troisième (dépeçage : terme également employé en droit international privé lorsque différentes parties d’un contrat sont soumises à différents droits). On citera également à cet égard John Nash. Le père de la « théorie des jeux » a établi que dans nombre de situation de jeux, la poursuite de l’intérêt individuel menait à un ou plusieurs équilibres sous-optimaux (les équilibres de Nash).

Dépeçage et dérégulation Certes si l’investisseur joue cavalier seul, il n’y a pas de raison de lui en vouloir à proprement parler. La société capitaliste est à but lucratif, et c’est largement préférable à l’entreprise à fonds perdus. C’est d’ailleurs écrit dans la définition qu’en donne le Code civil « dans le but d’en partager les profits ». Le problème est que la compétition des Etats entre eux aboutit à une course en avant effrénée, à une surenchère qui les mène à ne considérer que les exigences des investisseurs, dont toute économie a besoin, cela va sans dire, au mépris, s’il le faut, de l’intérêt général. Ce sont également les Etats qui deviennent des free riders à cause de cette prime au plus offrant, au mépris de l’intérêt mondial. Ce qui se manifeste par un mépris pour l’environnement, pour les ressources naturelles, pour les Droits de l’homme. Cette situation a de facto conduit à un esclavage moderne dans des zones de non-droit spécialement aménagées comme en Chine, au Mexique, en Haïti (les zones franches). Le dépeçage qui permet la recherche du droit le moins contraignant en toute hypothèse a conduit à une dérégulation généralisée en ce qui concerne les sujets de droit circulant librement, à savoir les biens et les capitaux, mais eux seuls.

Afin de maintenir une attractivité suffisante (pourtant la France est le deuxième pays qui accueille le plus de capitaux étrangers derrière la Chine qui vient de lui chiper la première place), les Etats occidentaux dérégulent à tout va.

Devant la fuite de ses sociétés qui préféraient Londres ou Rotterdam, plus favorables juridiquement au niveau du droit des sociétés, la France établit la très souple SAS (Société par actions simplifiée). La libre-circulation des travailleurs en Europe devait s’aligner via la directive Bolkestein sur régimes de droit social les plus a minima d’Europe : ceux des nouveaux pays membres issus du bloc de l’ex URSS. Le contrat première embauche et son frère jumeau le contrat nouvelle embauche devaient permettre que des compagnies étrangères viennent chercher en France de l’emploi hyper flexible et précaire pour travailler dans leur pays grâce à une directive sur les services qui viendrait consacrer un état de fait : l’inefficacité pour les travailleurs transfrontaliers des régimes protecteurs.

La place légitime de la compétition inter-étatique Pourtant la compétition entre les Etats pourrait et devrait être riche et féconde. Ce pourrait être cette compétition qui fasse rivaliser leurs recherches scientifiques, leur savoir-faire, leur art, leur éducation, leurs équipements urbains, leurs industries, leurs agricultures, leur créativité, le bien-être de leurs populations, bref leur génie. Et cette compétition serait l’indispensable épée de Damoclès au-dessus de la tête des gouvernements pour que chaque acte de complaisance, pour que chaque négligence se voit répercutée immédiatement sur la compétitivité du pays, et qu’ainsi les citoyens soient toujours exigeants envers eux et soient des facteurs actifs de leur démocratie.

Pour cela, il faudrait que cette compétition se fasse sur un terrain choisi par les citoyens via leurs Etats, et que certaines surenchères soient délibérément bannies. Il y aurait un moyen : celui de la convention internationale réciproque, universelle et effectivement respectée. Mais c’est justement cette logique du Free Rider qui y fait obstacle, comme dans le dilemme du prisonnier (3) où chacun trahit de peur d’être trahi, au préjudice des deux acteurs. Et c’est pourquoi il n’y a rien à attendre de décisif des gouvernements en matière de développement durable par autolimitation. Pourtant, une autorité extérieure va nécessairement devoir intervenir pour garantir un autre équilibre qui, s’il n’est pas optimal, sera au moins durable. Ce rôle, c’est le consommateur et nul autre qui le joue dans l’économie de marché. Nous verrons dans un prochain article comment il va se réapproprier sa position.

1 Une exception est reconnue pour les accords régionaux tels l’ALENA (Accord de libre échange nord-américain), ou l’UE (Union européenne), mais depuis le Traité de Maastricht de 1992, l’UE a abandonné la « préférence communautaire » qui permettait aux Etats de l’UE de se concéder des préférences douanières sans devoir en faire profiter tous ses partenaires. L’UE se retrouve donc sans barrière douanière pour endiguer les importations de l’étranger, et chacun de ses Etats membres se voit mis en concurrence directe avec des pays de développement économique et de choix de société différents, quand les autres zones économiques se protègent de l’extérieur. Les pays de l’UE sont donc particulièrement vulnérables en cas de dérégulation du marché mondial.

2 Il n’est bien sûr pas question de faire l’apologie du centralisme économique et de la planification étatique, qui mènent trop souvent loin de la concurrence à des monopoles exploitant le consommateur, en lui fournissant des biens à prix élevés, et de qualité moindre qu’en situation concurrentielle. Il s’agit par contre de rappeler que ces organes ne doivent pas être des outils de promotion idéologique, et que la souveraineté des Etats doit être respectée tant que le bien-être du citoyen est amélioré (c’est après tout l’alibi évoqué par ces fonds).

3 Le dilemme du prisonnier est une illustration type de la théorie des jeux de John Nash. A la suite d’investigations, on parvient à arrêter deux brigands que l’on suppose sur le point de braquer une banque. Pour obtenir des aveux, on les sépare puis il leur est proposé le marché suivant : chacun peut dénoncer ou ne pas dénoncer l’autre. Si aucun des deux ne dénonce, il écopent d’un an de prison chacun. Si les deux dénoncent l’autre, ils ont 7 ans de prison chacun. Si l’un dénonce et pas l’autre, celui qui a dénoncé est libéré, et l’autre prend 10 ans de prison. Le paradoxe est que chacun a intérêt personnellement à dénoncer. En effet, supposons que le brigand A ne dénonce pas, il a une chance sur deux d’être dénoncé, et une sur deux de ne pas l’être, donc en moyenne 1/2 + 10/2 = 11/2 = 5,5 ans. Par contre si A dénonce, il a une chance sur deux d’être dénoncé et une chance sur deux de ne pas l’être, donc en moyenne 0 + 7/2 = 3,5 ans. A va donc dénoncer B, d’autant plus qu’il est persuadé que celui-ci ayant plus d’intérêt à dénoncer qu’à ne pas le faire, il va le dénoncer, donc autant se couvrir. Et ainsi les deux joueurs passent à côté de l’équilibre optimal : le silence réciproque qui ne leur vaudrait qu’un an de prison. Le plus amusant dans le dilemme du prisonnier est que les expériences ont prouvé que même si on laisse les prisonniers se mettre d’accord avant de les séparer, ils finissent quand même par se trahir par manque de confiance (ou par opportunisme finalement malheureux).

Article repris par Agoravox

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3.11.06

Composer avec l’Economisme, ou Comment contrer le glissement vers un paradigme borgne

Article en réponse à B. Dugué, suite à ses deux articles :

Nouvel ordre politique : décrypter, explorer la pensée économiste http://www.agoravox.fr/tb_receive.php3?id_article=14902/

Nouvel ordre politique (II), dépasser l’économisme

http://www.agoravox.fr/tb_receive.php3?id_article=15014/




Monsieur B. Dugué,

J’ai lu avec attention vos deux billets. De très bons articles, comme toujours. Solides, documentés et qui interpellent le lecteur. Permettez moi de vous adresser mes réactions à ceux-ci, qui s’appuieront entre autres sur mes observations des discours tenus sur Agoravox.

Vous critiquez une nouvelle doctrine, l’Economisme (il serait plus juste de parler de Marchéisme comme croyance que la seule source de régulation juste vient du Marché), comme dénuée d’idéologie. Je voudrais d’abord préciser qu’en ce qui concerne les pensées économiques un horizon est posé : c’est le bien être du consommateur (1) et la préoccupation de l’allocation optimale des richesses.

Ces critères ont été repris depuis les premier libéraux jusqu’aux néo chicagoïens. Par conséquent, eu égard à l’importance de « l’utilité publique » pour A. Smith, jusqu’au principe cardinal de « l’efficience » sous Reagan, et tenant compte du fait que de tout temps le rapport entre les hommes n’est qu’un rapport de domination (2), j’en tire quelques conclusions personnelles :

1 L’Economisme comme préoccupation principale de notre politique n’est pas ipso facto dénuée d’idéologie.

2 La dilution de notre rhétorique idéologique est en fait son remplacement par une rhétorique chiffrée.

3 L’impossibilité d’évaluer certains apports à la société comme par exemple l’élévation de l’esprit critique de ses citoyens (qui permet une meilleure gouvernance par le Peuple) permet de passer à la trappe ces considérations (pour reprendre Forest Ent : « Il est normal que l’économie suive les règles de l’économie. Il est anormal qu’une société ne suive les règles que de l’économie. »). Or seules les critères d’évaluation économiques (c'est-à-dire de la comptabilité nationale) sont avancés.

3 L’impossibilité d’évaluer de la qualité de la consommation mais uniquement de sa valeur quantifiable valide le glissement vers un modèle critiquable (durée de vie moyenne des produits en chute libre, mais consommation en hausse donc appréciation positive du phénomène).

Plus généralement l’impossibilité d’évaluer les externalités (les « effets boule de neige » notamment) positives comme négatives d’ailleurs, est une critique décisive portée contre l’économisme.

4 Le plus préoccupant n’est pas tant la disparition de l’idéologie, mais le glissement de paradigme : on ne cherche plus à se prévaloir d’une idéologie, d’un objectif, d’une vision, mais uniquement de sa conformité aux préoccupations économiques, comme s’il n’y avait aucune vérité en dehors de ses chiffres (3). Le mot « politique » est devenu tabou, ou plutôt « contre productif ».

5 Enfin, il est amusant de voir qu’après s’être affranchie du besoin de se justifier par un objectif transcendant, l’économie devient elle-même un langage de domination en servant à stigmatiser (au sens sociologique du terme) les réussites et les échecs, à pratiquer un eugénisme par l’élimination physique du pauvre et son ostracisme médiatique (société de médias à la Russe), à propulser au dessus des lois certains individus (la Justice à trois vitesses décrite par un rapport récent de l’UMP), restaurant ainsi les Privilèges abolis, à détruire l’Etat par le dumping (social, fiscal) et la concurrence inter étatique, à amplifier les inégalités et à enrayer la mobilité sociale (la plus faible de l’Europe à 27), et clou du spectacle, à détruire la Démocratie en affaiblissant l’Etat via ses finances et ses lois (4).



Dès lors, les deux horizons doivent être nécessairement passés sous silence : le bien être du consommateur (5) et la préoccupation de l’allocation optimale des richesses. C’est alors une nouvelle rhétorique qui prend le dessus : le darwinisme (6), le fatalisme, l’économisme (7), le cynisme (8).

Ce qui reste ? L’impression que ce sont les asservis eux-mêmes qui vont justifier leur asservissement. Dès lors, il ne faut pas attendre une réaction du citoyen, qui doit avant de s’affranchir de l’emprise médiatique se libérer de sa volonté d’être soumis.



Ne faisons nous pas nous-mêmes une grave erreur en attaquant l’Economisme sur son point le plus fort, à savoir son manque d’idéologie ? Il me semble au contraire que sa qualité de doctrine est claire, et qu’ainsi l’Economisme prête le flanc à une critique qui se pourrait bien plus efficace et qui porterait sur ses propres principes bafoués à savoir la méritocratie (la mobilité sociale s’effondre, en particulier le France), la libre entreprise (les banques ne prêtent plus, le Droit est devenu trop complexe pour se lancer), la libre concurrence (opacité juridique et fiscale qui ne profite qu’aux grandes entreprises, cartels, ententes des prix à la hausse, abus de puissance économique notamment des distributeurs contre les producteurs et les consommateurs), le bien être du consommateur (matériel non interopérable, produits défectueux à dessein), la bonne allocation des richesses (gaspillages : selon la FAO, notre production actuelle peut nourrir 12 milliards de personnes), la maîtrise des externalités (pollution, stress, abrutissement, acculturation).

Il me semble, M. Dugué, qu’à croire l’Economisme dénué d’idéologie, nous tomberions dans le piège que vous nous avez vous-même signalé : « le citoyen se croit savant alors qu’il n’est qu’un ignorant formaté de l’extérieur par une autorité discursive qui n’a rien à faire de sa libération ».

Le discours a changé, et il n’est plus idéologique, certes. La forme « apolitique » de cette doctrine n’est bien entendu qu’un leurre pour tromper les chats échaudés.

Dans 1984, G. Orwell décrit une classe dominante qui accepte son propre désir irrépressible de pouvoir, comme fin et comme moyen de son action. Nous n’y sommes pas encore, mais nous y glissons, preuve en est le discours observé dans la bouche des partisans de l’Economisme.

Car l’Economisme contemporain est en réalité déshumanisé dans ses considérations originelles, car détaché des préoccupations humanistes et lui-même vecteur de ce cynisme ambiant (donc l’Economisme est déshumanisant). L’urgence semble être de « réhumaniser » l’ensemble du discours. Attaquer l’Economisme sur ses trahisons idéologiques permettrait par conséquent de faire d’une pierre deux coups : déplacer le débat sur le thème des valeurs et de la cohérence, et dénoncer l’œil crevé de l’Economisme (soulevons donc prioritairement les atteintes au consommateur et la mauvaise allocation des ressources).

C’est le rôle du citoyen. L’homme politique est trop occupé à faire la « pédagogie » appelée par Eric Le Boucher, à embrouiller le modèle au bénéfice de sa poignée de soutiens, et à garantir (de plus en plus difficilement) la paix sociale dans un monde où les reliquats des factions idéologiques sont encore vives (nationalistes, racistes, intégristes religieux, anarchistes, communistes, gangsters j’en passe et des meilleurs). Il n’oublie cependant pas, alors que son rôle se réduit comme peau de chagrin, de s’inventer de nouvelles missions aussi inutiles qu’onéreuses.



J’espère humblement que mon article nourrira vos réflexions.

Très cordialement,

Johan



(1) Notion utilisée en Droit de la Concurrence pour désigner la liberté de choix, les bas prix, et la qualité des produits.

(2) Qui a pris des justifications rhétoriques par le truchement du langage et des concrétisations juridiques et matérielles.

(3) (IP:xxx.x75.37.70), qui est probablement Adolphos, dit souvent que l’Economie est une « Science ». Il devrait ajouter une science « humaine », donc éminemment faillible et imprégnée de la lecture du monde de son temps.

(4) Dérégulation tendant à l’anarchie et à la loi de la jungle, alors même que l’on parle de « régulation marchande ». Le Marché produit une forme de régulation complémentaire de celle de l’Etat, et la qualité de son travail dépend de la régulation préalable de l’Etat.

(5) La liberté de choix, les bas prix, et la qualité des produits

(6) Et encore, dans le meilleur des cas ! : les néo libéraux oublient l’importance de la méritocratie dans le darwinisme « politique ».

(7) Les règles de l’économie trouvent alors leur justification dans leur propre existence : si on ne délocalise pas en Chine, d’autres le feront et nous concurrenceront.

(8) Les gens sont subjugués par l’appât du gain et n’évaluent pas au plus juste les difficultés pour atteindre l’objectif, comme les joueurs du loto ou les dealers de crack décrits dans « Freakonomics ».




http://www.agoravox.fr/tb_receive.php3?id_article=15191


Critique du film : Mon Oncle d’Amérique



De Alain Resnais, avec Roger Pierre, Nicole Garcia, Gérard Depardieu.



J’ai il y a peu redécouvert un véritable chef d’œuvre, qui m’avait laissé de très bons mais très anciens souvenirs. Ce film, c’est Mon oncle d’Amérique d’Alain Resnais. Distribué en salles en 1980, ce bijou qui joue avec la sociologie et la psychologie nous invite à suivre trois histoires. Le lien entre les trois est celle du personnage de Nicole Garcia, qui campe Janine, une actrice, jeune maîtresse d’un professeur qui fait carrière à l’ORTF (Jean, incarné par Roger Pierre). Depardieu joue un autre de ces personnages : René, un autodidacte catholique qui brille dans sa branche industrielle, avant d’être malmené par les nouvelles méthodes de travail.







La structure narrative du récit est définitivement innovante : Resnais entrecoupe son récit d’expériences psychologiques avec des rats, de films en noir et blanc qui ont posé leur emprunte sur la façon d’être des personnages, d’explications sur les fondements de la psychologie prodiguées par le professeur Laborit (un éminent chercheur français qui, pour avoir introduit les psychotropes en thérapie psychiatrique, ne se limita pas aux traitement médicamenteux des pathologies). En cela, il a probablement inspiré Bernard Werber (les Fourmis, les Thanatonautes) qui reprend ce schéma dans tous ses livres.

Dès lors, les destins qui nous sont contés deviennent les illustrations du décorticage des personnalités. Le récit prend un sens nouveau, et l’on voit en œuvre les mécanismes profonds de la pensée, qui submergent irrémédiablement la raison.



Novateur par sa narration, ce film l’est aussi pour avoir eu le culot de jouer aussi ouvertement avec les trois héros, provoquant ainsi le spectateur dérouté que l’on puisse analyser aussi facilement son propre comportement, et incite à une introspection dérangeante sur les ressort de son âme et sur son comportement. Aurait on encore aujourd’hui le courage de tenter un film aussi interpellant ? J’en doute fort. C’est aussi ce qui rend Mon oncle d’Amérique si précieux, et rend son visionnage si indispensable. Ce film aide à mieux comprendre notre psychologie et celle de nos proches. Comment s’accommoder, se détacher des relations primaires qui nous dominent sans les connaître et les comprendre ?

Mon oncle d’Amérique a marqué tous ceux qui l’ont vu. Nul doute qu’après l’avoir vu vous aurez l’occasion d’en discuter avec vos proches (enfin ceux qui, à l’inverse de vous et moi étaient en âge de l’apprécier quand il est sorti puis été diffusé à la télé). C’est aussi une opportunité de mesurer l’ampleur du travail d’abrutissement qui est abattu avec une application croissante. Mon oncle d’Amérique ne pourrait pas sortir aujourd’hui. En 80 déjà, c’était un OVNI.

A Cannes, le film remporte le Grand prix du jury et le prix de la critique.

Du même réalisateur : Nuit et brouillard (1955), Hiroshima mon amour (1959), La vie est un roman (1983), On connaît la chanson (1997), Pas sur la bouche (2003).